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الاثنين، 23 نوفمبر 2009

Des changements dans les idées platoniciennes : du corps et du plaisir

Par Ahmed MAROUANI, Docteur en philosophie

Institut  Supérieur des Etudes Littéraires et des Sciences Humaines

     

LE PÉCHÉ DE SOCRATE

S’il est vrai que la philosophie est considérée par de nombreux penseurs et historiens comme grec que de naissance, il n’est pas moins vrai que son développement et sa systématisation sont solidaires des noms de Socrate et de Platon, ce dernier «n’est pas seulement le fon dateur de la philosophie, mais le philosophe de la fondation »[1]. Par ses écrits, Platon a fait de Socrate une figure de grande envergure. Ses dits, c’est-à-dire ceux de Platon, ont amené certains à faire de Socrate le modèle du philosophe par excellence, certains le considèrent d’ailleurs comme le père de la philosophie. Telle qualification est certes problématique parce qu’elle sous-entend plusieurs connotations voire des lectures diverses. A titre d’anecdote, celle-ci est-elle devenue orpheline une fois qu’on a «tué » son père ! ? Et depuis s’est-elle faite adopter par quelqu’un ?

Disons brièvement, pour ne pas tomber dans les labyrinthes des causes et des fins, qu’il est considéré ainsi, au moins, pour deux raisons majeures. La première c’est qu’il est considéré comme le libérateur de Platon à une époque où celui-ci, encore très jeune, est presque perdu dans un carrefour de courants d’idées, et deuxièmement parce que Socrate a pu, selon le célèbre mot de Cicéron, descendre la philosophie du ciel sur la terre et a fait d’elle le mode de sa vie de tous les jours, il a même voulu que tout le monde en fait autant. Mais là certainement on peut se demander à juste titre si cette philosophie est déjà tracée et systématisée par Socrate lui-même ou si elle sera le fruit d’une construction progressive et révisée qui s’est accomplie par et avec Platon lui-même ? Depuis la philosophie s’est vue, par nombreux détracteurs, comme proche parente de la mendicité, activité à la portée de tout le monde.

Si nous avons dit, plus haut, que Platon était, avant sa rencontre avec Socrate, perdu dans un carrefour de courants d’idées, c’est parce que, d’une part, Platon a connu Héraclite à tra vers ses deux élèves : Protagoras et Cra tyle, et, d’autre part, on peut considérer la philosophie de Platon, sur certains thè mes, comme une réplique aux idéaux défendus par Héraclite et ses deux adeptes. Remarquons toutefois que cette relation entre le maître (Héraclite) et ses élèves (Protagoras et Cra tyle) ne doit pas nous faire oublier certaines divergences fondamentales entre eux. A titre d’exemple, si l’un nie toute possibilité de savoir, l’autre justifie tout savoir possible. Ces divergences sont, à notre sens, très légitimes parce qu’elles s’inspirent de l’âme même de la sophistique, car un sophiste conséquent ne doit pas, par définition, se laisser guider par un maître, sinon il ruine le fondement même de la sophistique. Autrement dit, on ne peut soutenir que «l’homme est la mesure de toutes choses », et ne pas être en même temps la propre mesure de soi-même. Remarquons que dans le même esprit, cette mesure qui exprime l’être ne sera jamais la même en deux temps ou lieux différents, du fait que toutes les données changent.

C’est à Héraclite que re vient les célèbres formules : «on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », «la route qui monte et celle qui des cend sont une et identiques », «sans le so leil, il fait nuit ». Malgré ces exemples pris effectivement dans le réel et le vécu, Héraclite n’acceptait pas la connais sance sensible. Son syllogisme s’énonce comme suit = majeure : s’il y a un véritable savoir, c’est-à-dire un savoir stable, il faut qu’à ce savoir se rapporte quelque chose qui persiste. Mineure : or, comme rien ne persiste et que tout se meut, alors (conclusion), le savoir est impossible et nous vivons dans un monde futile. Ainsi il s’autorise à dire qu’il n’y aucune base pour le savoir, et qu’aucune connaissance n’est possible.

Protagoras, bien qu’il est l’adepte d’Héraclite, ne sera jamais de cet avis pour la simple raison, qu’il n’aura rien à vendre, lui le négociant en parole. Et c’est pourquoi ce per sonnage, central de la So phistique, fondait la con naissance sur les sens, et donne à chacun le droit de sentir, autrement dit, le droit de se concevoir comme détenteur de vérité qui ne diffère en rien de l’opinion. Rappelons toute fois la distinction protagorienne entre le discours faible et le discours fort. Le premier est celui énoncé par un sujet et qui reste sans approbation de la part des autres, alors que le fort est celui qui devient un lieu commun et par conséquent dépasse l’opinion pour devenir vérité. Le dicton essentiel de Protagoras est «l’homme est la mesure de toutes choses[2] ». Pour lui, la connaissance est essentiellement et exclusivement empirique, il n’y a pas d’évidence en dehors du domaine des sens : sa voir c’est sen tir. Cette formule légitime la pluralité des connaissances, même les plus contradictoi res, puisque la correspondance ou l’adéquation entre les individus (ou les sensations et les perceptions) et les connaissances est quasi-absolue. Ainsi la connaissance est strictement personnelle ou individuelle, et par voie de conséquence, elle n’a au cune va lidité universelle. Et c’est pourquoi pour lui, nul n’a le droit de dire : ceci est vrai, ceci est faux. Autrement dit, aucune distinction entre doxa et vérité ; tout est vrai. C’est suite à la naissance de cette généralisation que le culte de l’individu a vu le jour et que le critère d’universalisation de la connaissance[3] se voit refuser.

Face à cet individua lisme, à ce subjectivisme et à ce relativisme, Platon s’insurge, car le dicton de Protagoras ne met pas seulement, selon Platon, en danger le monde de la vérité mais il doute de la vérité du monde, parce qu’il donne à chacun le droit d’en avoir le sien. Face à ces dangers qui guettent toutes les composantes de la vie cosmique et sociale, Platon allait fournir une cosmologie (Timée) et légiférer des lois (Lois) pour traquer les vrais détracteurs. Mais avant qu’il ne se réserve cette mission, c’est-à-dire la rédaction des deux dialogues déjà cités, Platon a connu, lors de sa jeunesse, le second adepte d’Héraclite : Cratyle.

C’est de ce dernier que Platon a subi sa première influence philoso phique. Celui-ci, comme son maître, soutient que «tout bouge », précepte que Platon ne peut admettre, mais il n’est pas encore capable d’en démontrer les failles, et c’est ce qui l’amène à un état de crise, un certain dé coura gement jusqu’à sa fa meuse rencontre avec So crate, pro bablement en 408 A.J.C.

Platon et le salut socratique.

A cette période de l’histoire intellectuelle grecque, Socrate est peu célèbre à Athènes, toutefois il allait ini tier Platon à une théorie de la connais sance, à une condition du savoir. Ce savoir est tributaire, selon lui, et à l’encontre de ses ennemis so phistes, des définitions et non des noms ou des sens, du moment que ces derniers importunent le penseur et incitent le citoyen au plaisir immédiat. Et c’est pourquoi la solution socratique penche pour une libération, certes relative, du monde des objets et de celui des sens. A cette transcendance, Platon annexe une tierce condition ; le refus de la recherche du plaisir excessif[4], car celui-ci est véritablement un obstacle qu’on doit franchir au tant que possible, pour jouir d’une ré mi niscence véritable et d’une piété sincère. Cette juxtaposition entre le domaine du savoir (la réminiscence) et celui de l’agir (la piété) est l’une des données du socratisme, et plus tard du platonisme. En fait, pour l’un comme pour l’autre, la vérité est indissociable de la morale, juxtaposition rejetée catégoriquement par leurs ennemis les sophistes. Et ainsi Platon s’éloigne de plus en plus des adeptes d’Héraclite pour se rapprocher encore plus de Socrate.

Platon doit, comme l’a bien démon tré Goldschmidt[5], beaucoup à Socrate. C’est avec lui qu’il a décou vert le «concept et l’universel… l’expérience d’une opposition et d’un désaccord entre essence et exis tence, entre valeur et réalité, entre être et appa rence, entre être et devenir… entre les formes intel li gibles et les choses sensibles ». Mais si ce dû est très repérable dans les dialogues socratiques, il devient, dans les quatre derniers dialogues, de moins en moins évident. Les idées platoniciennes sur de multiples ques tions ont, depuis, évolué. Ce qui nous permet de dire que finalement Platon n’est pas resté esclave de ce dû ou prisonnier des doctrines socratiques. Retenons pour le moment un exemple, très significatif, de ce dépassement, celui qui se rapporte au statut du sensible et des sens dans la connaissance.

Le refus platonicien d’un certain socratisme

Platon qui rejetait, dans les dialogues so crati ques, toute possibilité de connaissance sensible, consacrerait, dans ses derniers écrits, une place non négligeable au monde des objets et des sens. Ce changement, du moins cette évolution, est sen tie depuis le Timée, où Platon évoquera la création du cosmos, non en tant qu’idée, mais en tant qu’objet. Il sera également ques tion du corps, aussi bien de l’univers que du reste des exis tants, essentiellement les vivants, à leur tête l’homme. Le corps de ce dernier, contrairement à ce que croient beaucoup de vulgarisateurs non avertis en philosophie, ne représente plus un obstacle à la connaissance, il est même sollicité pour y participer.

La maturation définitive des thèses pla tonicien nes.

Les quatre derniers dialogues de Platon sont des chefs-d’œuvre qui représentent la véritable matura tion des thèses platoniciennes sur l’ensemble des thè mes de sa philosophie. Mais pour éviter toute digression hors de notre propos, il faudrait peut-être dire qu’ils ont prescrit un nouvel horizon à la philosophie de ce sage. Il suffit de rappeler, à titre d’un second exemple, sa conception de l’âme où l’on remarque un certain «progrès de l’analyse psychologique, entraî nant le rejet des vues simplistes du Phédon »[6] pour se préciser plus dans la République, le Timée, le Philèbe et les Lois. Notons, cependant, que même si sa concep tion de l’âme s’est constamment transformée au cours de sa vie de penseur, cer tains de ses traits sont restés inchangés pendant cette évolution[7]. Et là est le principe de toute refonte. Il est à constater, également, que sa théorie de l’Etat a assez évolué de la Républi que aux Lois.

Ce changement, du moins cette évolution dans les idées, s’est accompagné d’une évolution au plan du style. A comparer par exemple le style des phrases dans les premiers dialogues, par exemple le Lysis, avec celui du dernier dialo gue, les Lois, l’on constate de grandes dif férences[8].

Cet esprit d’évolution d’un écrit à un autre justifie, à notre sens, que les der niers dialogues qui sont moins douteux que tous ses autres écrits, soient, non seulement les plus synthétiques sur notre double probléma tique[9], mais les plus mûrs. Cette idée d’évolution dans les idées plato niciennes n’est pas, comme l’a déclaré Goldschmidt «une simple hypothèse possi ble parmi d’autres »[10], mais elle est réelle, vitale et bénéfique pour le platonisme. Nombreuses sont les études de tout bord[11] qui ont prouvé cette évolution. En fait, il est évident qu’une carrière de philoso phe qui s’étend sur plus de cinquante années doit comporter nécessairement une évolution. Cette évolution est aussi bien dans la forme littéraire que de la pensée elle-même[12]. C’est par cette évolution qu’on discerne la vie d’une pensée ou d’une doctrine, qu’on conclue la présence de son créateur dans l’histoire non seulement des idées mais aussi et surtout dans l’histoire générale. « On voit que Platon, pour être entendu de tous, écarte tout appareil scientifique ; et, sans quitter le terrain de la vie commune, il pose les plus hautes questions au moyen d’exemples particuliers qui sont à la porté de chacun ; cette conversation aisée est l’exposition même du sujet, par la seule gradation des idées qui se succèdent »[13]. A ce titre, Platon n’était absolument pas retranché de la vie quotidienne des Grecs, comme pourraient le concevoir certains intellectualistes qui ont fait du mépris de tout ce qui est commun leur emblème dans la vie et qui prenaient faussement Platon pour l’initiateur et le modèle de cet esprit, vraisemblablement malade. En vérité, Platon est unique dans sa méthode et ses objectifs : il a pu joindre le quotidien le plus simple à l’intelligible le plus abstrait. Tout sage ne peut qu’évoluer et se surpasser. L’autocritique est présente, plutôt silencieusement, dans les écrits de Platon.

Caractéristiques des derniers dialogues.

Il est aisé de constater l’écart, dans le contenu et la méthode, entre les premiers dia logues, appelés com munément socratiques, et les tous derniers dialogues, appelés communément métaphysiques. La différence est nette entre les écrits de la jeunesse et ceux de la vieillesse. Dans maints de ses écrits[14], surtout les tous der niers, Platon parle de son mûrissement poli tique et même éthique. Il y dit qu’il triom phe de sa vieillesse[15]. Dans ces der niers, les longs développements des intervenants ont remplacé les phrases courtes de ceux qui dialo guaient. Le cours magistral du maître remplace les petites incursions des intervenants.

Notons aussi un trait, non pour le moins im portant, celui de la présence symbolique de So crate dans le Ti mée. Nous pouvons même dire que dans les derniers dialogues, Socrate, qui se suffit à quelques mots, n’est plus le per sonnage principal. Son absence est assez signi­ficative surtout dans les Lois[16], le dernier en date et le plus étendu des dialogues de Platon. C’est à cette période que notre philosophe commence à exposer la philosophie propre ment platonicienne. De puis, l’élève qui a déjà assez mûri, pour ne pas dire vieilli, n’a plus besoin d’un maître ou d’un symbole. Platon a changé ainsi ses idées sur le corps et sur les plaisirs.

Les nouvelles idées qui n’émanent plus de la bou che de Socrate, paraissent moins encombran tes que celle du vieux maître qui commence à céder la place au nouveau maîtred’une manière plus déclarée. Nous pouvons dire, d’une manière assez succincte, que si Socrate est très présent dans les premiers dialo gues, il devient plus ou moins absent dans les dialogues qualifiés de métaphysiques, pour s’effacer catégori quement dans le tout dernier.

Ce déclin progressif peut s’expliquer, à no tre sens, par différentes raisons. La première, qui en est la plus nette, est l’objet de ces dialogues. Quand Pla ton débattait d’une réalité grecque ou d’une question concernant les vertus et les simples aspects du vécu[17], la pré sence de So crate, le critique ou le réformiste, est ur gente. C’est à lui de traquer les surenchères des paroles, surtout celle des sophistes. Cependant sa présence devient symbolique quand le dialogue traite d’une question se rapportant au lointain passé ; la cosmologie du Timée en té moigne. Dans ce dialogue, les interventions très aléatoires, pour ne pas dire hasar deuses, de Socrate sont très réduites. Mais quand le dialogue traite d’une question qui se rapporte à l’avenir ; comme on le voit dans les loisqui dé battent, d’une façon générale, de la question de la législation, c’est-à-dire de l’Etat à créer, le personnage de So crate brille par son absence[18].

A ce niveau, nous pouvons soutenir que So crate s’intéresse plus, aux yeux de Platon, à ce qui est, qu’à ce qui a été, moins encore à ce qui doit être. Le passé le concerne peu, le présent est son cheval de bataille, alors que l’avenir ne peut le concerner ; du moment que ni l’un, c’est-à-dire Socrate, ni l’autre, c’est-à-dire l’avenir, n’est là : Socrate est décédé, l’avenir est à construire. Platon ne peut lier deux êtres séparés par le temps. Mais on peut nous opposer le fait que Socrate était présent dans la République, dialogue considéré par nombreux commen tateurs comme l’introduction du Timée et des Lois. Vérité irréfutable, cer tes, mais à laquelle nous répondons qu’à ce stade de sa philosophie, Platon croyait à un certain réfor misme par l’écrit (République) et par l’acte (son militantismemême au-delà des frontières grec ques). Socrate symbo lise, à ce moment, le lien organique entre la politi que et la morale ainsi que l’attachement de Platon à l’acte du verbe. La présence de Socrate est encore réelle, au moins dans les mémoires, car sa mort est encore, relativement, récente.

Si la fidélité de Platon à son maître est en core très sentie dans la République, elle com mence à décli ner dans le Timée, pour se relâcher définitivement dans les Lois, où la poli tique s’est vue détachée re lativement du mora lisme socratique. Si dans la Répu blique, dialo gue où Socrate est très présent, la poli tique et solidaire d’une philosophie[19], dans les Lois, la politique est solidaire d’une législation. Le pre mier dialogue a une mission sociale, ré formiste ; le second a une mission philosophi que qui consiste à reconstruire la cité rationnelle. Socrate avait considéré l’homme comme une raison iso lée, alors que Platon dans la Ré publique ne sé pare pas l’homme de la société. L’homme pour lui est «un être essentiellement social, et la vertu politique a été partagée entre les ci toyens »[20]. Depuis la condamnation de Socrate, condamnation qui repré sente, en quelque sorte, l’échec de son idéal, Platon commence à re-comprendre autrement les choses de la vie. L’homme pour lui est, déjà, psychophysique, et non seulement ontologique.

La République sollicite l’intervention du philosophe (ou de la philosophie) dans les af faires de l’Etat pour améliorer le sort des ci toyens : réforme politi que complète, refonte. Les Lois conçoivent, de toutes pièces, la Cité de l’avenir, c’est-à-dire ses lois et sa fon dation. Le premier cherche, à travers la discussion, à persuader ; le second expose des convictions, en s’appuyant, parfois, sur des prologues. Le temps(la vieillesse) presse.

La rupture consommée !

Une autre raison de cette absence, et non la moins importante, c’est que Platon, s’étant éloigné de l’influence socratique, a changé ou, du moins a modi fié, certaines idées qui étaient défendues ardemment pendant la période socra tique de sa philosophie ou, disons mieux, sous l’influence de Socrate à un moment où Pla ton n’a pas totalement mûri. Plus d’un texte dans les Lois nous donne ce sentiment. Nous pouvons même soutenir, d’après les Lois, que Platon condamne violem ment un certain côté de la maïeutique socrati que. Nous connaissons la célèbre méthode de Socrate qui a ouvert la porte à tous, sans exception aucune, à prendre part aux discus sions sur l’Agora, nous voulons dire la maïeutique. Cette bonne inten tion socra tique, au lieu d’enseigner la modestie, a au contraire enfanté chez les hommes du commun la prétention et la vantardise, si bien que, même les plus ignorants ont cru à leur savoir, qui n’est en fait que pure il lusion.

C’est d’ailleurs d’une ma nière un peu détournée qu’il fait la critique de la pé riode socratique de sa philosophie, d’autant plus qu’il était encore relativement jeune. C’est pourquoi il reprend l’évaluation de sa jeunesse en reconnaissant ouvertement que cette période était plutôt une étape où il était sous l’effet beaucoup plus des tempéraments que de la raison. Il reconnaît ouvertement qu’«il est vrai que dans la jeunesse, tout homme se sur passe lui-même pour ce qui est d’avoir de ces sortes de choses la vi sion la plus émoussée, tandis que dans la vieillesse, il en a la plus pénétrante »[21]. Cette conviction s’applique, certes, à Platon lui-même avant quiconque d’autre. Avec ce nouvel état d’esprit, le centre d’intérêt platonicien s’est déplacé au domaine de la vie. Il ne cherche plus à mettre un sophiste en contradiction avec lui-même, comme dans le Protago ras, mais il cherche à donner des solutions, selon lui, efficaces pour gérer ou fonder un réel de la meilleure manière, comme dans les Lois. Il espère changer la réa lité grecque.

Nous pouvons dire que si Platon était socra tique dans ses premiers dialogues, Socrate est devenu, par son absence, platonicien dans cer tains des derniers dialogues de Platon. So crate, jusqu’ici encombrant, s’est fait expul ser pour permettre de mieux voir le visage du nouveau maître. Platon, à la fin de sa vie, ne croit plus à la démocratie du savoir, comme l’avait professée longtemps Socrate. Il trace clairement les limites entre le vrai sa vant et le faux savant. Socrate est sévèrement critiqué, sans être franchement nommé, pour sa diffusion d’une valeur, apparemment dans une bonne intention, mais qui a participé à ce que l’état social et politique périclite en Grèce.

Socrate est encore indirectement visé, son nom est implicitement associé à la musique, avec qui il a participé grandement à la dégradation des bonnes va leurs. Selon les propos dissimulés de Platon, derrière le mot musique, Socrate est à l’origine de «la croyance en la sagesse de tout le monde pour juger de toutes choses, l’esprit de révolution ; et la culture libérale lui a emboîté le pas ! Aucune crainte en effet ne les retenait, puisqu’ils se croyaient sa vants, et cette absence de crainte a enfanté l’impudence détestable, celle qui est l’effet même d’une liberté dont les audaces ont été poussées à l’excès ! … » Consécutivement à cette liberté en appa raîtrait une autre, celle qui consisterait à ne pas accepter d’être un esclave pour les dépositaires de l’autorité ; puis, à la suite de celle-là, celle qui consis terait à fuir tout esclavage envers nos père et mère, envers les anciens, à nous dérober à leurs re montrances, et, proche le terme de cette course, à chercher le moyen de ne pas obéir aux lois, voici que déjà on touche au terme lui-même, et c’est alors le mépris des serments, de la parole donnée, le mépris total à l’égard des Dieux »[22].

En lisant ce passage, il est tellement clair, à no tre sens, que Platon accuse ce phé­nomène de «la croyance en la sa gesse de tout le monde pour juger de toutes choses », dont Socrate est, sans doute, le premier initiateur. Le doigt platonicien est clairement orienté vers son vieux maître, non en tant que «premier criminel », mais en tant que «mélangeur des genres » et celui qui incite les hommes du commun, consciemment ou in consciemment, à la vantardise dans un domaine qui leur est complètement étranger. Le côté sacré du so cratisme a pris fin, à notre sens, avec l’élaboration des Lois. Si Platon a été long temps mi-socratique mi-platonicien, dans sa vieillesse avancée, il est pur platonicien.

De l’Idée à l’objet ou le regain du monde sensi ble.

La métaphysique contenue dans les derniers dialogues n’a pas causé, comme le désigne le qualificatif attribué à ces mêmes dialogues, en aucun cas le rejet du corps et des plaisirs qui sont en rapport direct avec la cosmologie du Timée ou l’anthropologie du Philèbe. Ces deux questions apparemment coupées l’une de l’autre sont fondamentalement sou dées.

Traiter la question de la cosmologie est le premier signe important du changement dans les attitudes de Platon, car l’étude de cette question nous conduit à glisser du métaphy­sique à l’expérimental (empirique), du mo ment que l’étude de la nature, au sens grec, et au sens étymologique, pousse le philosophe, même le plus abs trait, à parler de la réalité, c’est-à-dire du sensible. Le vrai savoir aux yeux de Platon doit rapprocher les notions de leurs référents. Car celui-ci «ne naît que d’une longue fréquentation avec les concepts, les méthodes, mais aussi les faits observés. Il faut expérimenter longue ment les choses pour les connaître, pour se familiari ser aussi bien avec les lois générales de la nature qu’avec les nécessités rationnelles ou les démarches de l’intellect »[23]. De ce point de vue, l’un des grands mérites du Timée, c’est de tracer cette transmutation dans les vues platoniciennes. Ce n’est plus seulement le monde Intelligible qui inté resse notre penseur. Il con çoit, maintenant, «que la genèse du sensible n’est pos sible qu’à partir du tout, une justification de ceci ou de cela est impraticable, c’est le monde posé en bloc, qui est l’image belle, bonne et par faite »[24]. Cette modification allait se poursuivre dans les écrits postérieurs au Timée. Dans ces dits écrits Platon ne néglige pas, comme d’habitude, le rai son nement sur le sensible, question ambiguë pour nom breux lecteurs de la philosophie de Platon. Tel est le cas parce que Platon n’avait ap pa remment pas accordé, avant les derniers dia logues, beaucoup d’importance à une telle ques tion : la fondation du sensible.

Si C.J. De Vogel a noté que «l’attitude du philo sophe envers le monde sensible s’est gran dement mo di fiée depuis le Phédon et la Républi que »[25], nous pou vons affirmer qu’elle n’a mûri nettement qu’à partir du Timée et qu’elle s’est poursuivie par la suite dans d’autres domaines et écrits. L’esprit platonicien n’est plus resté, comme dans les dialogues antérieurs, au niveau de la simple contestation de l’imperfection des choses concrètes non conformes, à ses yeux, aux Idées. C’est pourquoi Platon appuie la ressem­blance, aussi parfaite que possi ble, entre les deux domaines. Alors que dans la période antérieure, c’était la fuite d’ici-bas qui était prêchée aussi ra dicalement que possible. Finalement notre philosophe espère conformer sa pensée au cours régulier des corps célestes. C’est par une pareille vocation que l’esprit pourra s’élever, en contemplant le monde d’ici-bas, vers le cosmos en-soi. Le visible est le seul chemin vers l’invisible. Cette modification, qui dé bute nettement dans le Ti mée, se consolide dans le Philèbe et s’intensifie dans les Lois.

Le premier de cette série, c’est-à-dire le Timée, présente une modification dans la con ception platoni cienne de la physis au sens grec. Il «nous offre bien l’histoire des origines de l’humanité en même temps qu’il nous décrit la nature humaine, soit au point de vue physi que, soit au point de vue moral, d’une manière à peu prés complète »[26].

Le deuxième, qui est le Philèbe, a perpétué ce chan gement en ce qui concerne le plaisir dans la vie de l’homme. « Le bien n’est ni l’un (le plaisir) ni l’autre(la sa gesse) de ces deux termes, mais un autre, un troi sième, qui est distinct de ceux-ci et qui vaut mieux que tous les deux »[27]. Le principe des mixtes est très accentué à cette période de la vie intellec tuelle de notre philosophe, et touche des do maines qui étaient jusqu’ici radicalement sépa rés. Un certain mariage entre le monde des concepts et le monde des phénomènes fait irruption.

Dans les Lois, le changement touche plusieurs domai nes, en particulier celui du réalisme des lois et de leur applicabilité. La validité de tels principes n’est plus démontrée rationnellement, mais elle doit être appuyée historiquement. Le législateur doit «soumettre ses vues à l’épreuve de la pratique »[28], et non plus prendre la dialec tique comme le seul garant de leur rectitude. Les véritables soucis de Platon, à cette pé riode, ne sont plus d’ordre purement cognitif, mais ils sont plutôt d’ordre social, politique, éthique, en un mot tout ce qui touche de prés à la vie quotidienne. Un certain militan tisme est né chez notre penseur. La recherche du moyen adéquat pour ce militantisme bat son comble. C’est dans l’élaboration de lois, do maine laissé jusqu’ici relativement subal terne, que Platon trouve l’ultime solution. Car exceptés quelques développe ments en matière de législation, déployés surtout dans la République, Platon n’a vraiment systématisé la question que tardivement (dans les Lois). Cette œuvre est le fruit d’un mûrissement qui a im posé à notre philosophe plus d’un changement.

Ce mûrissement ou ce changement a convaincu Pla ton de s’éloigner de l’idée de la participation directe et personnelle à la vie politique aussi bien d’Athènes que d’Egypte ou d’Italie. Il s’est vu à la fin de sa vie se consacrer dé finitivement à l’Académie. A cette période Pla ton cherche un changement politique, non par l’occupation d’un poste politique, mais à tra vers la théorisation philosophique du change ment par l’éducation, autrement dit, se préoccuper de la politique, tout en se libérant de la corruption politique. Il a finalement compris que le meilleur critique du pouvoir ne peut être directement impliqué. Il est pour la rupture. Cette rupture dans le mode ou l’idée du changement est dictée, à no tre sens, par, au moins, trois faits : l’échec de Platon après ses tentatives, lors de ses voyages, d’être à la tête d’un Etat, les mauvais régimes politiques, la mort de Socrate et finalement la position du libre critique. Dés lors l’action platonicienne ne se fonde plus sur l’intervention directe, mais sur la paideia. Par ce moyen, il se voit capable d’agir sans rester simplement «un beau parleur »[29], comme certains pouvaient le croire. Il faut dire que cette rupture personnelle vis-à-vis de la politique active ne légitime en rien la séparation entre le monde de la politique et celui de la philosophie. Car c’est de telle coupure que sont nés les maux de l’humanité. L’histoire a voulu, jusqu’ici, pareille séparation, mais Platon s’acharne pour démonter que cette séparation ne doit pas encore durer, sinon les choses vont empirer plus. C’est pourquoi il invite les politiciens à nouer une relation avec la philosophie. Ces dits politiciens étaient coupés de la philosophie parce qu’ils prêtent l’oreille aux sophistes. Le philosophe, quant à lui, n’a pu accéder à la politique active, parce qu’il n’a pas atteint de plein fouet les politiciens, qui étaient toujours entourés de sophistes. La coupure entre les deux hommes est la cause des maux de l’humanité, et non seulement, de la cité grecque. Faisant de cette coupure la cause des maux de cette espèce, Platon, n’a-t-il pas exagéré ?

Nous savons, par l’histoire de la philosophie, que chaque philosophe a essayé de cibler la cause des maux et des malheurs sociaux dans un facteur historique, c’est-à-dire dans une cause dépassable par l’action des hommes. Ainsi la propriété privée (en général) est considérée par plus d’un philosophe, exemple Rousseau et Marx, comme la cause véri table. Celle-ci était déjà considérée par Platon, surtout dans la République, comme la cause essentielle des tueries entre les hommes. Alors que cette dite cause n’est en fait qu’une conséquence de la cause première, et c’est ce que nous décou vrons dans les écrits ulté­rieurs de Platon.

Cette cause première, dont découle toutes les autres, n’est en réalité que la coupure entre le monde des politiciens et celui des philosophes, autrement dit entre ceux de la puissance dans les cités et ceux qui philosophent droitement. Cette coupure doit laisser place à une complémentarité voire à une fusion entre les deux domaines. Pareille conciliation reste en fin de compte le seul garant de la solution radicale à tous les maux de l’humanité. Et si cette solution reste un simple projet, presque utopique, pour les deux espèces d’hommes, Platon prie Dieu pour rendre, au moins, la moitié de ce vœu envisageable. Nous disons moitié parce que Platon ne peut aucunement concevoir le philosophe comme une personne qui fuit la plus essentielle de ses fonctions, c’est-à-dire coopérer avec le politicien. La moitié concernée n’est que le politicien qui doit se mettre sur la voie de la philosophie. Cette option ne peut échapper au sage des sages. Il ne peut laisser cet état durer encore plus longtemps, du moment qu’«il n’y aura de cesse aux maux de l’espèce humaine, avant que, soit l’espèce de ceux qui philosophent droitement et en vérité n’accède au pouvoir politique, soit ceux qui sont puissants dans les cités, par quelque grâce divine, ne se mettent réellement à philosopher »[30].

Cette grâce divine est dans l’éducation que le politicien et l’ensemble des citoyens acquièrent. Celle-ci déracinera les causes profondes des tueries humaines. Si Rousseau ou Marx ont trouvé dans la propriété privée la cause véritable des malheurs des hommes, Platon a trouvé dans la concupiscence et dans les désirs illimités des plaisirs et des biens (privés) la véritable cause. De même si la propriété privée est inévitable pour Rousseau et à bannir pour Marx, elle requiert pour Platon, dans les Lois, un statut particulier. Car il ne la condamne pas sans réserve, comme il l’avait fait dans la République, mais il cherche à la rationaliser, à lui donner des dimensions humaines, comme le soutiennent certains communistes à l’aube du troisième millénaire. Autrement dit et dans un langage moderne, Platon a déjà tracé une troisième voie : ni l’accumulation du capital aveugle ni le communisme utopique, mais une propriété privée qui ne fera pas de l’autre un simple moyen. Notre première propriété est notre corps qui ne doit plus être conçu comme un simple objet. Et notre première action est de jouir des plaisirs acquis avec modération.

Telle fin est à la portée de tous les hommes et à toutes les ères, pourvu qu’ils s’y mettent sincèrement. Leur œuvre s’attaque en premier à l’éducation traditionaliste qui a implanté en eux «une seconde nature », celle de l’amour du gain et de l’accroissement des biens sans restriction aucune. Cette nouvelle tâche ne peut être du ressort des parents tout seuls mais elle est, surtout, du ressort de l’Etat. Cet Etat doit prendre en main le domaine de l’éducation et de l’enseignement, domaine qui était jusqu’ici autonome et hors des prises du pouvoir politique. Car si chacun continue à éduquer ses enfants à sa manière, seul l’égoïsme triomphera. Ce souci n’est pas seulement platonicien, mais il est aussi aristotélicien[31]. Cette révolution ou, du moins cette réforme, dans les mœurs ne peut être réussie sans la communication positive entre l’éducateur véritable, en l’occurrence le philosophe, et l’actif réel, en l’occurrence le politicien. Cette complémentarité est la voie du salut de l’humanité qui a supporté longtemps les maux du divorce entre le politique et le philosophique. L’éducation, et non les lamentations ou la violence[32], devient le remède des maux sociaux.

A présent, Platon «ne perd pas un ins tant de vue les applications possibles, les moyens d’agir sur la nature humaine, dans la mesure où cette na ture le permet »[33]. Cet agir se fait pour notre philosophe par le biais de l’éducation, véritable outil du change ment. Ce dernier en globe l’âme et le corps, la fa mille, l’école, le politique. C’est par le biais de cette science du vécu (politique) que notre philosophe se penche sur le réel grec, même Humain, pour l’améliorer. La paideia est capa ble d’imprégner tel changement dans les hommes et dans les cités. Elle est apte à «opérer la conversion de l’âme d’un jour aussi téné breux que la nuit vers le jour véritable, c’est-à-dire de l’élever jusqu’à l’être »[34], elle est surnommée la vraie philo sophie.

Les rôles que peut et doit jouer cette éduca tion, «cette voie naturelle de la philoso­phie »[35] dans la con version des âmes et des cités sont mul ti ples. Platon fait d’elle la base de sa politique, de sa religion et de sa mo rale. C’est par l’éducation philoso phique des hommes, qui sont influents dans la Cité, que le changement passe. Car l’intention platonicienne par excellence est la poli tique liée à la philosophie. Celle-ci a pour fondement l’éducation.

Le Timée comme l’annonce d’un Platon autre !

A travers les innombrables écrits sur Platon, aussi bien anciens que modernes, nous découvrons ce philosophe avec plus d’un visage, plus d’une théorie, en un mot, chaque fois nous découvrons un Platon au tre ou nouveau. Cette mul ti plicité dans l’unicité n’est certes pas un argument con tre ce penseur, mais de quel côté faut-il pren dre ce der nier ? L’exemple le plus simple c’est que chaque com menta teur a cherché à exprimer le gé nie platonicien à sa ma nière. Son génie mathé matique est incontestable dans pres que tous les thèmes de sa philosophie. Son génie chimique est soutenu par E. M. Bruis[36], alors que L. Brisson[37] a cherché à prouver le génie platoni cien sur plus d’un plan. Certes, tous ces gé nies sont pré sents dans la question de Dieu, de la création aussi bien de l’univers que de l’homme. Ces génies, qui se rapportent en général au pro blème du rapport sensi ble/in telligible, sont certainement l’un des points forts de la doctrine platonicienne, qui ont permis de tracer, pour nous, une coupure dans la philosophie de ce penseur. Cepen dant ils ont créé, pour d’autres, beaucoup de gêne, voire des contra dictions dans l’esprit systéma tique du plato­nisme. Ces critiques, comme d’autres, n’ont sûrement pas tort à trouver dans cette question une im portance nodale dans le rythme de la philoso phie de notre penseur. Mais leurs ana ly­ses n’ont pas toujours pris en compte le respect d’une cer taine évo lution et d’une maturité de Platon, et n’ont pas toujours considéré le Timée comme une œuvre dé cisive dans sa philosophie - d’autant que l’histoire de la philoso phie nous a appris que chaque philosophe ne cesse de révi ser ses idées pour différentes rai sons, comme l’autocritique, les polémiques des criti ques, et la maturité- et qu’aucun philo sophe n’a réussi à dire en un mot tout ce qu’il voulait dire et n’a jamais était compris, même par ses contemporains, de la ma nière qu’il pensait ; parfois mieux et parfois pire.

Il est aisé de constater qu’une modi fication s’est accom plie dans le platonisme. Platon «partant de sa position métaphysi que fondamentale, il a changé considérable ment son idée de l’homme et du monde, et enfin de la connaissance hu maine »[38]. Ainsi la conception platonicienne des sens dif fère nettement dans le Phédon et dans le Timée : les sens, dans le Phédon, sont considérés comme un obsta cle que ren con tre l’âme dans sa recherche de la connaissance de la vé rité, alors que dans le Timée, ces mêmes sens sont considé rés comme un facteur essentiel pour atteindre la vérité. Chez Platon, l’exemple est concret dans le So­phiste, qui cherche à résoudre un problème déjà posé dans le Parmé nide[39]. La solu tion duTi mée justi fie clairement le sensible, non seulement en tant que «vérité mais en tant que réalité »[40]. Rappelons aussi, les nom breuses rectifica tions apportées à la République et opérées par Platon dans les Lois. Nous ne ci tons, pour le moment, que quelques deux exemples frappants: la ques tion du corps et celle des plaisirs, avec des solutions qui séparent définitivement Platon de l’héritage socratique qui a longuement porté préjudice à sa philosophie.

«De la vi sion la plus émoussée à la plus péné trante »

Si Platon a lui-même parlé dans son dernier écrit, les Lois, duquel est tirée la citation dans notre sous-titre, du changement de sa vision du monde et de sa philosophie, c’est parce que celle-ci est passée de la plus émoussée à la plus péné trante grâce à la maturité de l’âge. D’où nous pouvons dire que la vieillesse pour lui est le signe d’une maturité absolue et d’une vision définitive des problématiques débattues dans toute son œuvre. Autrement dit, Platon a apporté de sa propre main des modifications voire des changements aux idées contenues dans ses précédents écrits. C’est ce qui met d’ailleurs en doute le fait de parler d’une doctrine platonicienne c’est-à-dire d’un corpus de ses idées closes et définitives, surtout avant les quatre derniers dialogues de sa vieillesse[41]. Une simple et rapide comparaison entre ce qu’il dit dans les œuvres de jeunesse et celles de sa vieillesse donne au lecteur attentif les preuves d’une ouverture et d’une refonte parfois basale des thèmes de sa philosophie.

Si les idées platoniciennes antérieures aux œuvres de vieillesse sont tellement connues de la part de la majorité écrasante des intéressés à la philosophie, celles de la dernière période sont moins sues voire méconnues de la part de cette majorité et éventuellement de ceux qui s’intéressent spécialement à la philosophie de Platon. Cette méconnaissance n’est pas seulement appauvrissante de cette philosophie mais elle est, à notre sens, déformatrice surtout quand elle est répandue dans les manuels et les cours scolaires et universitaires qui ne cessent de dire une mi-vérité voire des idées vraisemblables, pour ne pas dire des rumeurs, sur des thèmes de cette philosophie.

Ces erreurs sont dues essentiellement, d’une part, au rejet des derniers écrits de ce philosophe qui sont, réellement difficiles, à déchiffrer, et d’autre part et surtout à une certaine tradition paresseuse qui croyait, faussement, connaître les idées de ce sage à travers ce qui est contenu dans de vieux écrits sur cette philosophie. D’où notre entreprise à revoir de très prés ce que Platon a apporté de nouveau dans ses quatre derniers écrits aux thèmes de sa philosophie, essentiellement pour cette fois ceux du corps et du plaisir.

Mais comme telle entreprise nous a imposé une lecture approfondie et patiente et nous a obligé à émousser largement tout en étant certes aussi pénétrant que possible sur ces questions, et c’est que nous avons largement accompli au niveau académique dans notre Thèse, nous nous contentons ici à être plus succincts en nous arrêtant sur les dites questions qui prouvent à tous le changement profond dans les idées platoniciennes à travers deux périodes de la vie de ce sage et la grande erreur professée dans certains cours ou écrits sur la dite pensée.

Du corps tombeau au corps sain et satisfait.

Nombreux sont les discours, essentiellement, scolaires qui parlent et ne cessent de redire les mêmes convictions ! (Même à la radio et à la télévision), d’ailleurs parcellaires voire erronés, sur la place du corps dans la philosophie de Platon. Parcellaires, parce qu’ils s’arrêtent avant la période platonico-platonicienne qui ne reflète pas, à notre sens, les vraies idées platoniciennes, nous voulons dire celles de la maturité et plus spécialement celle de la vieillesse. Cette période est en fait de très grande envergure dans la pensée de ce sage, il suffit de rappeler l’une des nombreuses citations de Platon lui-même à son propos : « Nous triomphons… de la vieillesse[42] » Erronées, parce qu’on donne des opinions à partir de ce qu’une certaine tradition a dit ou a semblé dire à travers certains textes dans les manuels scolaires à propos de ce corps, et non à partir des derniers dialogues platoniciens eux-mêmes. Il est temps de réduire les surenchères mondaines et les attaques injustes à son égard, nous voulons dire aussi bien le corps que Platon.

Qu’en est-il du corps dans les derniers dialogues ?

Dans les derniers dialogues, Platon a laissé de côté la manière généralisée de parler du corps, et il a abordé ses moindres détails[43], ce qui a fait que son discours a rassem­blé une multitude de connaissances, qui sont une preuve de plus, à notre sens, de l’intérêt qu’il porte à un corps sain et bien satisfait. Le Timée, par exemple, qui a l’aspect d’un véritable carrefour de connaissances sur la physiologie, la médecine, la chi mie, la psychologie, ainsi que d’autres sciences, cherche à détailler la question du corps.

Il est aisé de constater bel et bien que Platon ne mé prise plus le corps en le considérant comme un trou de dé sirs[44] infinis, et ne recommande non plus de le traiter avec mépris, mais il demande qu’on l’estime[45], sans pour autant que l’âme, cette fois, tombe dans le rang de l’esclave[46]. Ainsi nous pouvons dire que Platon réhabilite le corps en reconnaissant que sans celui-ci l’homme ne pouvait être, et qu’en son absence il ne pouvait accéder ni à la réalité du monde sensible, sans quoi il ne pouvait vivre, ni au monde des idées[47], dont la première de leur référence est dans le sensible. La tota lité de cet être n’est plus seulement dans sa réalité in telligible, mais elle est aussi dans sa réalité sensible. Le corps est devenu quelque chose devant l’âme et non plus rien. L’homme est corps et âme. Cette coordination ne peut être comprise comme alternative, mais plutôt comme union, à la manière de corps-âme.

Même si Platon, dans les Lois, dit que le corps «est un semblant dont chacun de nous est accompagné » ou qu’il «n’est que le simulacre de l’homme »[48], il parle, en vérité et sans équivoque, d’un cadavre d’homme et non de son corps, et plus précisément du discours que le législateur a à prononcer lors de la mort d’une personne. Tel genre de discours est beaucoup plus un discours de sympathie et de condoléances qu’un discours de principes et de convictions. Ce dernier genre de discours, nous le rencontrons lors que Platon a taillé aux sens la grande place dans sa théo rie de la connaissance et du comportement.

Les sens à la base de toute philosophie

Platon a réhabilité le verbe voir[49] d’une manière remarquable, il l’a considéré comme le premier fondement de l’acte de connaître et même de philosopher. De cette façon le savoir n’est plus l’œuvre de l’âme transcendante, mais il est le fruit d’une coopération entre elle et le corps. Ainsi quand «l’intelligence… fait office de pilote, de médecin, de général, en vue de cette chose uni que vers laquelle doit tendre le regard »[50], elle cherchera à améliorer l’état existant des êtres et non leur être théorique et absolu. Car le regard, dans cette phrase, se comprend aussi bien dans le sens abstrait, penser, que dans le sens concret, regarder par les yeux de la tête.

Nous lisons dans le Philèbe une comparaison, très instruc tive à cet égard, entre les réponses de l’âme et celles des sens aux stimuli du milieu, qui convergent vers une certaine communication et pourquoi pas une certaine unité entre les deux. « Notre âme est semblable à une tablette à écrire… La mémoire qui concourt au même effet que les sensations, ce qui se rapporte aussi à ces affections dont nous avons parlé, cela, je (Socrate) me le représente à peu prés comme s’il consistait à écrire alors des discours en nos âmes, et, quand ce sont des choses vraies qu’y a écrites l’affection qui est en cause, ce qui se produit en nous comme résultat de cette affection, c’est une opinion vraie, ce sont des discours vrais mais, quand ce sont des choses fausses qui y ont été écrites par cette espèce de scribe qui nous assiste, l’issu est le contraire de l’opinion et des discours vrais »[51]. C’est grâce aux sens, c’est-à-dire au corps, que l’âme peut avoir des opinions vraies. Ces opi nions ne sont ni des idées qui ont leur source dans l’âme, ni des copies ou des simulacres qui sont le produit des sens à eux seuls, mais ce sont en fait un mixte qui dénote et légi time une entière coopération où les sens deviennent synonymes de raison ou presque. La peinture est l’exemple de la repré sentation matérielle des opinions sensibles qui étaient en registrées dans la mémoire[52] suite à une perception (sensi ble). La question de la mémoire est celle qui met en évi dence, plus que toute autre, la dialectique dans le travail de l’âme et celui du corps dans tous les domaines et non seule­ment dans celui du savoir.

Nous pouvons affirmer, sans trop de risque, que fina lement le corps pour Platon n’est plus déséquilibrant ou méprisable, mais qu’il est salutaire pour l’homme. « Dans l’âme… l’intelligence… dans la tête… la vue et l’ouïe. Or, quand l’intelligence s’est combinée avec la plus belle de nos sensations de façon à faire un unique ensemble, on appellerait cela à très juste titre la sauve garde de chacun de nous individuellement »[53]. Ce passage des Lois est démontré par une illustration, non dialectique mais réaliste et empiriste, où la connaissance du sensible est obliga toire pour une bonne action réussie. Le médecin, par exemple, pour faire gué rir doit connaître les qualités du corps et son état, tout comme le salut d’un navire ou d’une expédition militaire. Ces trois professionnels ne peuvent réussir leurs missions sans faire recours à leurs sens, dont le plus divin, est la vision. Rappelons que ce thème, très révélateur dans le my the de la caverne, a été profondément analysé par J.-F. Mattéi ; il a tracé la figure de l’analogie du Bien de la Républi que[54]. « L’analogie du monde visible, régi par les Formes in telligibles, repose sur deux divisions successives qui aboutissent à la constitution de deux séries de cinq ter mes. La première division rend manifeste les trois condi tions de la connaissance : pour que la «vue » (507 c4) puisse saisir les «choses visibles » (507 c4), il faut introduire une «troisième » réalité, la «lumière » (507 e5). Cette triade structurale de la vision n’est pas encore opératoire ; pour lui donner le mouvement, une seconde division mettra en évidence l’origine de la vision, d’un côté, et l’origine des choses visibles de l’autre, c’est-à-dire «le soleil », pour celle-ci, et l’autre bout de cette chaîne d’or, «l’œil », l’être «le plus apparenté au soleil », pour celle-là. Nous sommes en présence de cinq facteurs qui com mandent la genèse de la vision : de bas en haut, l’œil, la vue, la lumière, les choses visibles et le soleil »[55]. Dans cette figure, l’auteur dresse une analogie entre l’œil du corps et l’œil de l’âme. La première a pour mission la con naissance des choses visibles, tandis que la seconde se sont les formes intelligibles qui l’intéressent. Ce qui nous permet d’affirmer que si la République a déjà accepté la vision comme organe de connaissance, le Timée et par la suite les Lois, vont légitimer l’existence de ce genre de connaissance en tant que facteur nécessaire aussi bien dans le domaine du savoir que dans celui de l’agir, peut-être même, dans ce dernier son efficacité est plus vérifiable. L’exemple le plus en vogue est celui de l’homme honorable, c’est-à-dire celui qui rend service aux autres, il n’est plus le contemplatif, c’est-à-dire celui qui se coupe du monde sensi ble, mais il est plutôt celui qui peut agir sur ce monde en se liant le plus à lui, car pour commander à la nature, il faut être à son écoute.

Le retour du refoulé

Platon s’en est rendu compte, une fois que la sim ple méditation n’a pu remplir, toute seule, ses ambitions. Cette écoute sera d’ailleurs totale. Elle englobe aussi bien le monde de la physis que celui de la polis. Dans ce cas de figure, le philo sophe n’est autre que ce médecin, qui ne peut se passer de ses sens pour guérir, qui opère sur l’homme individuelle­ment et collectivement, il est le thérapeute de la société, médecin de la civilisation dira un moderne.

Mais comme pour agir, dans notre cas sur le corps, il faut le connaître, Platon commence par nous exposer[56] les causes, les circonstances et les origines de la constitu­tion du corps humain. Ce passage décrit clairement cette opération : « d’une part, en effet, le démiurge choisit des triangles réguliers et lis ses, pouvant produire du feu, de l’eau, de l’air et de la terre possédant la forme la plus exacte. Par un mélange, il constitue la moelle avec laquelle il fait le cerveau, la moelle épinière et celle des os. Puis, ayant arrosé et dé layé de la terre pure passée au crible, avec de la moelle, il fabrique la substance osseuse dont il se sert pour fa çonner le crâne, la colonne vertébrale ainsi que, enfin, tous les autres os mentionnés rapidement, en général ». Cette description, plutôt vraisemblable de nos jours, nous instruit sur la qualité de ce corps et ses capacités poten tielles.

En admettant la réhabilitation du corps, Platon n’omet pas la différenciation principielle qu’il a toujours insti tuée entre le haut et le bas : « tête et pieds sont les ex trémités du corps… Ceux-ci étant ce qui est le plus au service de l’ensemble du corps, celle-là en étant, au contraire la partie qui possède l’autorité la plus haute, puisque de nature, elle contient la totalité de ses organes sensoriels »[57]. Mais en parlant de la tête, Platon n’a pas oublié d’évoquer le reste du corps.

C’est vers la fin du Timée qu’il a longue ment parlé de l’anatomie du corps humain. Il a parlé des orga nes du corps, surtout du cœur, du foie, des poumons, du diaphragme, des différents muscles et de la structure de l’appareil digestif. Le plus élevé des organes est vraisemblablement la tête ; elle a un double honneur. Elle est la partie divine en nous (les hommes), et elle est la tour de contrôle de toutes les autres parties[58]. Elle a d’ailleurs la même forme que le monde, c’est-à-dire qu’elle est sphérique. Et c’est dans cette partie ou organe que «les dieux ont placé, de ce côté-ci (la partie antérieure), le visage, et c’est sur lui qu’ils ont réparti les instruments qui servent à toutes les prévisions de l’Ame »[59]. Elle contient l’âme la plus vertueuse à savoir celle qui pense et qui fera de l’homme un être supérieur aux autres êtres.

En parlant de cet organe, nous croyons que Platon le con fond à certains moment avec l’âme qui y habite. Il les fu sionne. Ce n’est plus l’âme seule qui est sacrée, mais la tête le devient aussi. A certains passages du discours de Platon, nous croyons que l’un est fait pour l’autre, que l’âme ne peut exister sans tête et inversement. Cette tête est tellement chère que tous les organes sont continuellement disposés pour ses services. Elle est protégée par le reste des organes, qui n’ont de fonctions que de la maintenir et de la proté ger d’éventuelles glissades. Ainsi le corps a pris la sta tion verticale et s’est vu pousser quatre membres capables de prolongement et d’inclinaison, et qui facilitent la lo­comotion dans tous les lieux que de la bonté divine cherche à visiter. Sa grandeur n’est pas le résultat d’une reconnaissance humaine, mais elle est déterminée par dieu lui-même. Car ayant su que la partie supérieure est meilleure que la partie inférieure, dieu a donné le comman dement et le contrôle[60] à cette partie et a fait de façon que l’homme puisse se mouvoir vers l’avant et non vers l’arrière. C’est dans la partie avant de la tête que sont montés le visage et tous les organes nécessaires aux suppositions de l’âme, dont le plus important est celui qui est crée par les dieux en premier : les yeux. Cet organe est capital parce qu’il nous met en contact avec le monde extérieur. « Le courant de la vision est le feu qui sort de l’œil et qui rencontrant le feu qui vient de l’objet extérieur se combine avec lui et forme une sorte de corps qui communique par le feu extérieur avec l’objet et par le feu intérieur avec l’âme »[61]. Sans cet intermédiaire organique, l’homme ne peut se tailler une place dans l’univers. Elles, les yeux, sont aussi l’organe qui permet à l’homme de gagner sa tranquillité et de se recréer par le biais du sommeil[62]. Si Platon a longuement parlé de la vision et de ses bienfaits sur l’homme, c’est parce sans elle l’homme ne peut percevoir ni les astres, ni le soleil, ni le ciel. « La vue est pour nous, à mon sens, la cause du plus grand bien, en ce sens que pas un mot des explications qu’on propose aujourd’hui de l’univers n’aurait jamais pu être prononcé »[63]. La vision, selon Platon, nous a permis, non seulement de penser à ce que nous voyons, mais elle nous a permis aussi la connais sance des nombres et nous a donné encore une idée sur le temps. Bref, de la vision est née la philosophie, car si l’on devient aveugle, il faut n’être point philosophe[64]. Et d’une manière générale, cette vision nous a permis l’appropriation de tout ce qui nous est utile pour la con naissance de dieu, de la physis et de nous-mêmes. Voir, dans les deux sens, permet à l’homme, en obser vant et en comprenant le monde d’ici bas, en contemplant les merveilles divines, de s’élever à un monde idéal. C’est surtout dans son dernier écrit que Platon cherche à élever le corps à sa juste valeur. Pour ce faire, il recommande au législa teur de statuer sur «les façons d’honorer le corps, parmi celles qui sont authentiques et toutes celles qui sont de mauvais aloi »[65]. Telle législation est devenue nécessaire dans une époque où notre philosophe réhabilite le corps, très tôt et avant que la tradition philosophique ne s’en charge.

l’euthanasie en tant que symbole du respect du corps

Son respect de l’intégrité du corps et de sa sauve garde le pousse à légaliser l’euthanasie, question qui est restée, et peut-être qui restera encore longtemps, objet de surenchère dans les milieux scientifiques, juridiques et parlementaires.

La légalisation platonicienne de cette pratique est, à notre sens, une re connaissance pure et simple de la nécessité de préserver le corps d’un plus grand mal. Par le droit de se donner la mort dans le cas «des souffrances ai guës d’un mal accidentel à l’assaut duquel il ne peut échapper »[66], l’homme sauvera son corps d’une détérioration de plus en plus accrue. Ce secours, dont bénéficie l’homme dans les situations extrêmes, permet à celui-ci d’honorer son corps au lieu de le laisser objet de maux et de douleurs. Car «ce qui vaut au corps d’être honoré, ce n’est pas la beauté, pas davantage la vigueur, ni non plus la vélocité ou la haute stature, ni même, ainsi portant que bien des gens seraient portés à le croire, la bonne santé ; ce ne sont pas du moins non plus, assurément, les conditions opposées à celles-là ; mais ce sont celles qui sont moyennes par rapport à tout l’ensemble de ces ma nières d’être, et qui, du fait qu’elles atteignent ce juste milieu, sont, à la fois, de beaucoup les plus sages et cel les qui nous donnent le plus de sécurité. Les premières en effet rendent l’âme orgueilleuse et arrogante, les seconds la rendent humble et basse »[67].

Ainsi nous constatons que les mauvaises pratiques et les faux honneurs du corps ont des conséquences, non seule ment sur le corps, mais surtout sur l’âme. Cette dernière doit être toujours épargnée des maux par un bon équilibre entre ses besoins et ceux du corps, d’autant plus que Platon, dans les derniers dialogues, ne cherche plus à mortifier le corps, mais il cherche à l’épargner des excès pour réali ser, à la fois, la bonne santé au corps lui-même et à l’âme. D’ailleurs depuis le Timée Platon a instauré un nouveau code de conduite : donner à l’âme ce qui lui convient et au corps ce dont il a besoin. Ainsi il remplace l’ascétisme mortifiant par des actions qui respectent mieux le corps.

Rappelons brièvement que l’ascétisme a joué un grand rôle dans certaines écoles philosophiques de la Grèce ancienne. Platon se distingue cependant de la tradition dualiste de l’ascèse-purification, en instituant, surtout dans les derniers dialogues, une tradition réaliste de l’ascèse comme retour à dieu, à la nature et surtout à soi. Platon lui-même prend distance de sa conception du corps-tombeau, qu’il a forgée dans le Gorgias[68] et dans le Phédon[69], où le corps est considéré comme un rempart de boue qui dérobe à l’âme la vue des intelligibles dont elle est parente et dont elle se souvient, et où la vie philosophique s’identifie à un long entraînement à mourir et être mort[70]. C’est-à-dire que l’on s’efforce de vivre dans le seul exercice de l’intelligence, en refoulant les sensations confuses qui émanent du corps, pour s’approcher, dans les derniers dialogues, plus de ce corps, qui a acquis, non seulement le droit à la vie mais le droit au respect et à la jouissance, et où la philosophie n’est plus uniquement recherche de la vérité, mais elle est en quête de vertu. Cette dernière, qui n’est pas seulement intelligible comme le cas de la vérité, ne peut être acquise que par l’harmonie entre l’âme et le corps. Ainsi Platon institue une harmonie entre les composantes de l’homme, et cherche même à amplifier cette cohabitation par des arts, des actions que l’homme doit goûter et appliquer.

En fait cette harmonie se concrétise par la musique pour l’âme et la gymnastique pour le corps[71], ainsi chacun d’eux recevra son aliment préféré. Le corps a aussi à goûter aux nombreux plaisirs, qui étaient jusqu’ici prohibés. De ce fait, l’homme n’a plus à se consacrer strictement à la médi tation, mais il doit prendre part aux biens de la vie. Et c’est pourquoi l’élaboration de Philèbe a vu le jour à cette période de la vie de Platon et non pas avant. C’est surtout à partir de cet écrit que Platon allait tailler place au plaisir dans la vie de l’homme, il l’honorera même dans le dernier de ses ouvrages, où il nous dit que : « qui au plus haut point est naturel aux hommes, c’est d’avoir des plaisirs, des peines, des désirs, auxquels il est forcé que le vivant mortel en général soit tout bonnement comme accroché et suspendu par les intérêts les plus sérieux de son existence… Le plaisir, nous le souhaitons pour nous, tandis que la peine, nous ne la préférons ni ne la souhai tons… Une moindre peine avec un plus grand plaisir est sou haitée pour nous »[72]. Nous verrons plus tard le nouveau statut que Platon a attribué au plaisir.

La correction du corps ne se fait plus dans les dou leurs et la mortification mais c’est dans l’effort récon fortant et bénéfique à l’homme tout entier qu’elle se réa lise. « Il y avait, nous l’avons vu[73], un moyen de faire que l’action puissante des plaisirs soit le plus possible pri vée d’exercice : c’est d’utiliser les fatigues corporelles pour tourner dans une autre direction ce qui diffuse cette action et qui l’alimente »[74]. Cette ascèse est un véritable exercice qui en détournant vers «d’autres parties du corps au moyen des travaux fati guants, exalte l’âme et la nourrit »[75]. Cet équilibre re cherché n’aura pas, dans tous les cas d’après les derniers dialogues, pour but l’extermination[76] du corps, mais un com promis entre lui et l’âme. Ce compromis nécessite l’affermissement du gouvernement de l’âme sur le corps tout en prenant soin d’elle-même beaucoup plus que du corps, pour ne pas tomber dans son amour[77], c’est-à-dire celui du corps.

Remarquons à cet égard que le principe de détournement des efforts sera plus tard de grande figure dans les préceptes re ligieux et dans la théorie psychanalytique freudienne[78].

Le corps-âme, déjà prôné.

Mais si Platon recommande la gymnastique pour le corps et la musique pour l’âme, il nous dira plus loin que l’âme mérite plus d’une attention et d’une culture pour garder sa bonne nature. C’est tout «le reste de l’éducation pour ce qui est de l’âme »[79] qui doit être adopté. Même si Platon ne cesse de recommander les grands honneurs pour l’âme, il n’oublie cependant pas les droits du corps, et c’est l’un des aspects des derniers dialogues, dans les quels Platon a fait des ajouts et parfois - il faut le dire- des modifications de taille, celle-ci en est une assurément.

La santé de la personne, sa beauté et même sa vigueur dépendent du bon fonctionnement de son corps et de la sa tisfaction raisonnable de celui-ci. Il est vrai que «quand notre corps est maître de digérer aliments et boissons, il est capable alors de nous communiquer bonne santé, beauté et vigueur par-dessus le marché »[80], et c’est pourquoi l’homme doit porter des honneurs à son corps. Toutefois cet intérêt doit distinguer les méthodes authentiques de toutes cel les qui sont de mauvais aloi[81]. Notons que si cette distinction faisait défaut à l’époque, Platon s’en est rendu compte et a invité le législateur à combler ce vide. Ce législateur, qui n’est autre que Pla ton, reconnaît, d’une manière implicite, son méfait à l’égard du corps dans ses écrits précédents, qu’il cherche à réparer certainement dans cette dernière œuvre. Depuis, Platon ne cherche plus à faire de l’homme ni un dieu, ni même un demi-dieu, et il ne voulait plus de telle ascension, parce qu’elle est réellement impossible. L’homme n’a plus à se consacrer strictement à la méditation, il doit prendre part aux biens de la vie.

Platon et la question du plaisir dans les derniers dialogues

Rappelons que les derniers écrits de Platon sont le Timée, le Critias, le Philèbe et les Lois
Le dépassement de l’hédonisme et la réhabilitation du plaisir.

Le plaisir est conçu par les hédonistes comme le bien suprême. C’est en fonction de lui seul que l’humain doit déterminer ce qu’il doit faire. Ce plaisir n’est le fruit d’aucune spécu lation, mais d’une appréciation exquise qu’instaure le sentiment de plaisir qu’il faut rechercher à tout prix et celui de peine qu’il faut fuir de toutes les manières. Pour eux, il n’y a pas de juste milieu possible entre le plaisir et la douleur, puisque toute leur préférence et toute aversion sont désignées en réfé rence au plaisir seul. Celui-ci ne comporte qu’une dimension de rafraîchissement au niveau du simple corps, et ne satisfait en fait qu’un seul impératif : la pure jouissance réelle.

Cette course infernale derrière le plaisir, essentielle ment corporel, n’a pas retenu l’attention de Socrate, lui qui tient à ce que toute action ou réaction doit respecter la morale. Car avec lui le problème éthique est au centre des préoccupations. Cette idée est retenue par Platon, qui cherche à ce que la philosophie se découvre dans une vocation à l’universalité et rompt avec les courants assez parti culiers des penseurs précédents. En effet, la question du plai sir ne peut être, pour Platon, une fin en soi, comme il était le cas chez les hédonistes, mais elle n’est qu’une réponse parmi d’autres. Mais ce qui bouleverse dans ce plaisir c’est qu’il a échappé, jusqu’ici, à la juridiction de la raison et à tout discours, voire à l’esprit des lois grecques. Question que Platon réglera dans deux de ses derniers dialogues. Rappelons toutefois que Platon a déjà débattu, dans leBanquet, d’une question proche du plaisir, nous voulons dire celle du désir. A la question qu’est-ce que le désir, Platon, avait répondu que le désir est manque : «celui qui désire désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas. » Définition qui soulève certes des objections, car le riche aime l’argent, alors qu’il l’avait déjà. Mais Platon répond qu’il(le riche) veut alors «jouir de ses biens pour l’avenir aussi. » Autrement dit, on ne désire pas l’argent qu’on a, mais sa continuation, qu’on ne peut garantir. Tout désir est par conséquent absence : « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. »[82] Le désir est ainsi source d’espoir et en même temps aiguisement de la volonté. Deux qualités, parmi d’autres, que le bon citoyen doit posséder pour persévérer dans son être. Parmi les désirs que Platon a mentionnés, nous trouvons ceux de la richesse, de la santé, et du plaisir. Mais si le statut de la santé ne pose aucunement problème, alors ceux de la richesse ou du plaisir posent plus d’une question. Toutefois, Platon a finalement résolu ces questions, sans ambiguïté, dans ses derniers dialogues. Penchons nous maintenant sur celle du plaisir pour voir plus tard celle de la richesse.

Platon a réglé, dans le Philèbe et dans les Lois, la question du plaisir. Celui-ci commence à occuper une place décisive dans l’anthropologie platonicienne. Platon y engage d’abord un édifice moral pour justifier la recherche du plaisir : le situer, et le doser. Il se demande aussi bien sur la place à faire au plaisir dans la pratique, et sur les rapports qu’il entretient avec le souverain bien. Etant donné son importance aussi bien dans la vie de tout homme que dans la gestion du système civique, Platon légifère dans lesLois les normes du plaisir rationalisé et les doses du désir légitime. Et c’est avec des raffinements, parfois éthiques et d’autres fois dialectiques, que Platon le recommande. Car il faut qu’il y ait quelque chose de réel, de positif qui pousse l’homme à s’attacher à la vie. Ce quelque chose ne peut être que le plaisir qu’on peut goûter joyeusement dans une cité où tout un chacun peut jouir du même sort. Ce plaisir est le seul capable de nous faire oublier les souffrances du quotidien. Le plaisir est en fait l’antidote de la tristesse. Ainsi il prend sa place à côté de la raison. Nous pouvons même parler de la naissance de la raison désirante et d’un désir rationnel.

Le plaisir est réhabilité en tant que l’un des facteurs de l’action et de la réaction humaine absolument. Car le plaisir n’était pas aperçu seulement sous un angle métaphysique, comme pourraient le croire certains, mais surtout sous un angle socio-psychique. Autrement dit, il est conçu comme un facteur régulateur de l’équilibre de l’individu et par voie de conséquence de la cité. L’homme désirant est né avec le Philèbe et les Lois de Platon, avant qu’il ne le soit plus tard avec Freud ou Deleuze.

Que le plaisir soit !

Tel précepte ne peut être catégoriquement platoni cien, mais notre philosophe s’est converti, à la fin de sa vie, en défenseur du plaisir, certainement pas celui visé par ses prédécesseurs.

La recherche platonicienne du plaisir ne peut jamais se confondre avec les conceptions épicuriennes ou hédonistes. Même si Platon, à la fin de sa vie, s’est converti en dé fenseur du plaisir, le seul rapprochement possible avec ses prédécesseurs c’est que sa thèse demeure relativement hédoniste, parce qu’elle s’insère dans une métaphysique du plaisir. Celui-ci est recherché en tant qu’es sence, pour prendre le statut de norme dans notre vie et pour nous permettre d’actualiser et de servir comme critère pour fonder une anthropologie et une éthique. Autrement dit, parmi les plaisirs de la métaphysique, Platon insère la métaphysique du plaisir. On retient alors que le plaisir ne peut être absolument négatif. C’est un état positif. Sa cohabitation avec la sagesse devient possible, voire nécessaire.

A l’encontre de l’hédonisme qui vise à radier la sa gesse pour tailler une place au plaisir et seulement au plaisir, Platon instaure, dans les derniers dialogues, un détour essentiel. Il ne défend pas seulement la sagesse tout en radiant le plaisir, comme il le faisait dans les premiers dialogues, mais il conçoit la sagesse comme à la fois une recherche du bien et du vrai. Le plaisir est un bien. Il n’est plus considéré comme extérieur à l’être mais il est conçu comme coexistant au cœur de l’être avec la sa gesse. L’examen de cette question a amené Platon[83] à concevoir la nature humaine comme un composé de plaisirs, de douleurs et de désirs auxquels fatalement, tout être est littéralement suspendu et comme accroché par ses préoccupations les plus profondes. Tel désir peut trouver soit satisfaction dans le plaisir, soit déception dans la douleur. Cette alternative définit en fait le genre de vie que chacun des humains choisira en préférant l’excellence de la vie modérée, la vie parfaitement humaine, comme le préconisait l’Etranger des Lois. Ajoutons que cette préférence déterminera par voie de conséquence la place de la politique qui éclaire à son tour toute l’anthropologie platonicienne. Car «l’étude du désir, ses diverses définitions, ses implications, les conséquences qu’il détermine, dessinent en effet une anthropologie, une conception de la nature humaine, qui permettent de comprendre quel type de politique Platon a constitué. »[84]

Depuis, Platon lé gitime la recherche du plaisir, c’est-à-dire l’aliment pré féré du corps, certes dans des proportions raisonnables, mais il ne le dit pas d’une manière très ouverte et spéci fique. Mais si Platon a taillé une place au plaisir et aux amusements dans la vie de tous les jours, il n’a pas confondu le vrai amusement avec le faux. Le premier a un caractère divin, alors que le second est ce que cherchent les Grecs de l’époque dans leur vie de tous les jours, et que Platon condamne.

Platon part de la fin qui a fait que Dieu a crée l’homme, il s’arrête sur le côté amusement dans cet acte. En fait Dieu n’a crée l’homme que pour s’amuser. La création de l’homme n’est finalement qu’un objet d’amusement pour la divinité[85]. Et comme l’acte qui se fait dans l’amusement est par définition un acte libre de toute contrainte, son produit sera évidemment aussi parfait que possible. Cet amusement divin «constitue réellement ce qu’il y a de meilleur » en Dieu et en l’homme. Dieu a crée l’homme sans contrainte mais délibérément. Il pouvait en fait ne rien créer ou ne pas créer l’homme. Mais en créant cet être en s’amusant, Dieu a crée le reste de l’univers pour le compte de cet être. La sollicitude divine pour sa créature chérie est sans scrupule. Toutefois il incombe à cet être d’imiter, autant qu’il le peut, le caractère du geste divin initial, c’est-à-dire l’amusement. Rappelons à cet égard, le rôle que jouent les fêtes dans l’ascèse et la rencontre des Dieux. Ainsi les cérémonies ne sauvent pas seulement Dieu, comme nous l’avons démontré auparavant, mais elles sauvent aussi l’homme. Autrement dit, l’homme doit honorer son créateur en vouant une partie de sa vie à l’amusement. Lequel amusement est libérateur, autant que possible, des contraintes de la vie de tous les jours. Car c’est lui qui permet à cet être de se consacrer à la recherche de la vérité, c’est-à-dire du bien qui reste, sans doute, l’objet de l’amusement le plus saint. Cet amusement rend la relation entre les deux composantes de l’homme aussi parfaite et équilibrée que possible. Et lorsque les deux parties de l’homme sont équilibrées chacune d’elles jouira convenablement du plaisir, alors que si cet équilibre est non réussi, aucune d’elles ne trouvera la quié tude. Ce déséquilibre aggrave aussi bien le plaisir que la douleur. « Il est clair que c’est dans une mauvaise condi tion de l’âme et du corps, mais non pas dans leur excel lence, que se produisent les plus grands plaisirs, mais aussi les peines les plus grandes »[86], car rien ne vaut la modération. A ce titre, l’exemple du plaisir sexuel est défendu, par Platon, non absolument, à la manière animale, mais selon le régime le plus humain et le moins risqué : le mariage.

De l’amour à l’érotisme.

La sexualité était considérée, selon la majorité des historiens des idées, comme une question tabou que les penseurs ont toujours esquivée, de différentes manières. Cependant ce jugement ne peut être appliqué aux derniers dialogues de Platon. Car dans ces écrits, notre philosophe a traité la question d’une manière directe, et même sans pudeur. Pour commencer, regardons rapidement, ce qu’il a déjà dit à propos de l’amour dans le Banquet.

L’expression d’amour platonique évoque, dans la mentalité commune et pas seulement celle des initiés à la philosophie, aussi bien la continence que la pudeur. Le commun des lecteurs du Banquet finira par admettre qu’avec l’amour platonique l’affection pouvait se passer de la sensualité, du moment que Platon autorise la relation sentimentale aux dépens de tout geste physique. Dans un langage plus adapté à notre ère, nous disons que le plaisir du cœur est conçu comme proportionnellement opposé à l’ascèse du corps. L’amour platonique, tel qu’il est exposé dans le Banquet, est un processus par lequel l’amant dépasse son individualité et sa corporéité espérant rejoindre l’absolu et l’intelligible. Autrement dit, il n’a pas à aimer un individu, mais un genre, il n’a pas à aimer un corps mais une âme. D’où l’érotique se présente comme une attitude sévère où tout attachement au corporel apparaît comme incompatible avec celui de l’âme, de telle sorte qu’il appelle un dépassement du sensible et de l’historique. Ainsi l’amour devient vraisemblablement synonyme d’élévation qui, de degré en degré, passe d’un beau corps à tous les beaux corps, des belles formes à la beauté de la conduite et des connaissances. Ce qui veut dire qu’au terme de la progression c’est le beau en soi qui se trouve atteint et aimé. C’est ce qui a permis à Platon de rapprocher entre l’acte d’aimer et celui de philosopher. Cette similitude permet à cet amour de rejoindre la dialectique. Ils sont analogues, puisqu’ils permettent en fin de compte de découvrir à l’âme que la beauté sensible est le reflet spéculaire de la beauté réelle. De cette façon l’amour n’est pas une question de sentiments détachés de toute raison, mais il est une sorte d’apprentissage intellectuel, incitant l’âme à revivre selon son état initial : un amour mystique. L’amour dénote, à ce niveau, un certain mépris du monde d’ici-bas, voire du corps tout court. Il n’est finalement qu’un moyen de fuir le tangible, et de cette façon il rejoint le philosophe. Deux voies différentes pour une fin unique : l’amour philosophique ou la sagesse aimée.

Cependant, il ne faut pas être philosophe pour comprendre que si l’homme arrête d’avoir des rapports sexuels le genre humain devient menacé. Et c’est ce qui allait donner à l’érotique une connotation humaine, et non animale. En ce sens, l’amour platonique ne refuse pas l’érotisme comme tel, mais l’érotisme aliénant qui s’oppose à son dépassement. Et s’il incite, dans la République, les magistrats à intervenir dans la composition des couples à marier, il légitime dans les Lois, les plaisirs sexuels proprement dits, qui restent toutefois en vue d’une fin suprême : le désir d’éternité. Ainsi l’âme, qui est principe de vie, devient principe de toute reproduction selon la disposition érotique[87].

De la sexualité

Nous avons vu, jusqu’ici, que, parmi les plaisirs du corps et même de l’âme, Platon légitime la question du sexe. Car notre philosophe est assez las de concevoir l’homme comme un être qui peut se passer de tout ce qui est plai sir, puisque l’homme ne peut être ni un Dieu ni même un Démon. Cette sexualité recherchée et préconisée par Platon ne prend pas le caractère d’un simple plaisir animal. Même si elle est prescrite dans la nature humaine, tout d’ailleurs comme elle l’est dans la nature animale, elle doit garder, à l’encontre de celle des animaux, des règles et des fins humaines. La première règle qui est en même temps une fin première, et qui la plus dite de la part de tous, est la procréation pour la prolifération de l’espèce. « Nous devons nous attacher à ce qui est l’éternel renouvel­lement de la Nature en laissant après nous des enfants de nos enfants, afin de donner toujours à la Divinité des ser vants qui nous remplacent. »[88] Cet amour de Dieu donne obli gatoirement l’amour du prochain, dont le conjoint est le plus proche. D’où cette procréation ne peut se faire par des individus qui ne s’aiment pas. L’amour pour notre phi­losophe est proche, comme il est dit dans le Banquet, de la philosophie. Mais il ne débute pas en tant que tel. Ses premiers pas commencent par l’amitié, une fois celle-ci est confirmée, entre des sexes différents évidemment, elle se convertit en amour. Ainsi l’amitié est une propédeutique à l’amour tout comme la mathématique est une propédeutique à la philosophie.

Le meilleur de celui-ci doit être fondé sur des similitudes entre les deux parties. Autrement dit, l’amoureux qui se respecte ne doit aucunement prendre comme partenaire une personne de si différente de lui. Un homme li bre, par exemple, ne doit aimer une esclave. Car l’amour est un sentiment noble qui doit lier des âmes homogènes, seuls ceux qui se ressemblent s’assemblent. «Nous appelons ami, je pense, celui qui, sous le rapport de l’excellence, est semblable à son semblable et égal à son égal… Quand l’amitié est poussée à l’extrême, nous lui donnons… le nom d’amour. »[89] Cet amour ne peut lier deux personnes, en l’occurrence deux hommes, entre eux, parce que c’est contre nature. Notre philosophe croit qu’il n’est pas bien «d’avoir un commerce amoureux avec de jeunes garçons comme si c’était avec une femme… Chez les bêtes, on ne voit pas de mâle s’accoupler pour une telle fin à un autre mâle parce que cela n’est pas dans la na ture. »[90] Car tel rapport, pour lui, n’est pas du tout pro ductif, du moment qu’aucun homme ne peut tomber en grossesse, et c’est ce qui rend tel acte condamnable, il est même comparable à un geste consciemment absurde, puisque les rapports sexuels «ont pour fin naturelle la procréation d’enfants, en s’abstenant d’avoir de tels rapports avec des mâles, et de ne pas plus, de pro pos délibéré, porter à l’espèce humaine le coup fatal, que l’on va ensemencer dans des rochers et dans des pierres, où jamais le grain ne prendra racine et jamais n’aura son pou voir reproducteur naturel. »[91] Mais si Platon n’encourage pas l’homme (le mâle) a avoir des rapports sexuels avec quelqu’un de son sexe, en comparant son acte à celui d’un animal, parce qu’aucun animal (mâle) n’approche jamais son semblable, il méprise aussi l’homme qui se donne aux hommes telle une femme. Ce genre d’homme est à «blâmer…(parce qu’il) s’abaisse à jouer le personnage de la femme. »[92] Outre la condamnation, Platon méprise aussi bien l’homosexuel, qu’il soit actif ou passif, que l’hétérosexuel, parce qu’ils ne sont pas en bonne corrélation avec ce qui est naturel pour chacun d’eux. Et si aucun droit ne peut contrarier la nature des choses, celle-ci a assez, pour ne pas dire trop, changé de nos jours, où l’on parle des droits les plus épatants !

Outre cette interdiction, Platon n’accepte pas de rapports sexuels normaux entre homme et femme non mariés. Il est catégoriquement contre l’adultère, du moment qu’un homme hon­nête n’a qu’à s’accoupler et non à coucher avec quiconque des femmes, du moment que son acte n’aura de valeur humaine que s’il cherche à procréer. C’est pourquoi tout homme doit s’abstenir «d’ensemencer n’importe quel sillon féminin où l’on ne vou drait pas voir lever le grain ! »[93] Et là Platon rapproche définitivement la poiêsis de l’érôs, et fait de ce couple le générateur de l’immortalité de l’espèce humaine. Cette proximité est dictée par la similitude entre les deux actes : la beauté et la création. De cette union naîtra la génésis qui implique une triple significations : reproduction, création et devenir[94]. Autrement dit, tout amour ne peut être légitimé que par le désir d’immortalité qui est satisfait par la procréation. Ainsi Platon condamne, tour à tour, l’homosexualité, l’adultère et l’inceste[95]. Si nous n’avons pas évoqué ce dernier, c’est parce que les arguments sont presque similaires à ceux de nos jours, et parce que, jusqu’ici du moins, nous n’avons pas connu ou entendu des opposants à tel interdit.

Le véritable plaisir sexuel : le mariage.

Traiter la question de la sexualité, dans les derniers dialogues, n’est pas un tabou ou une question d’importance minime. C’est un débat qui s’éloigne nettement du niveau métaphysique, comme il l’est dans le Banquet, pour revêtir un caractère sociologique, psychologique et éthique.

A ce titre, la question de la sexualité s’est résolue clairement dans et par le mariage qui est prescrit comme juste milieu, plutôt comme une solution double : perpétuer l’espèce et sa tisfaire le désir[96]. Si la première fin du mariage est una nime, la seconde est relativement, à ce que croient cer tains, ne peut être platonicienne, alors qu’elle est soli dement défendue par notre philosophe. Car c’est en parlant du mariage, en tant que pre­mière institution de laquelle doit s’occuper le législateur, que Platon a évoqué le désir et le plaisir du corps, loin d’une sexualité perverse. Nous pouvons soutenir que même si par le mariage, le couple participe par la génération à l’immortalité[97], cette relation ne fera pas des deux partenaires de simples machines à procréer, du moment qu’elle est basée sur l’amour qui ne peut que s’affermir de plus en plus par l’acte et le plaisir. Et c’est pour cette raison que le mariage n’est pas vu en tant qu’institution sociale uniquement, mais aussi en tant que source de plaisir légitime. En fait le désir de perpétuer l’espèce passe obligatoirement par le plaisir sexuel. Platon n’en y est pas opposé, nous pouvons dire même, qu’il demande à ce que celui qui atteint l’âge de trente-cinq ans sans se marier soit pénalisé[98], puisqu’il considère l’union entre un homme et une femme non une laideur, mais une relation d’une totale beauté. Elle est la jonction en­tre deux moitiés[99] qui se sont finalement retrouvées pour en fanter. « Or, enfanter, elle ne le peut dans la laideur, tandis qu’elle le peut dans la beauté. L’union de l’homme et de la femme est en fait un enfantement… L’objet de l’amour est la possession perpétuelle de ce qui est bon. »[100] Ainsi Platon ne légitime pas la recherche du plaisir par tous les moyens, comme chez certains adeptes de l’épicurisme[101], mais il est pour un plaisir qui respecte la morale et surtout les lois. Il est ouvertement «pour les plaisirs pleins de complaisance »[102] de l’amour dans le ma riage et non la prostitution ou l’homosexualité[103]. Autrement dit, Platon est pour un plaisir légal et prescrit dans les bonnes mœurs.

Le Philèbe, tout comme les Lois, serait certainement classé dans les dialogues socratiques de jeunesse ou de maturité s’ils n’ont pas innové dans le traitement de la question des plaisirs. Platon s’y dépasse en reconnaissant que ni l’un, le plaisir, ni l’autre, la sagesse, ne peut l’emporter, mais qu’il est plus humain de les marier ra­tionnellement et réellement. S’il le fait une première fois dans le Philèbe, en cherchant à contredire partiellement la thèse d’Eudoxe, une seconde fois, il assigne résidence au plaisir dans la nouvelle cité des Lois, en parlant, par exemple, de l’éducation mixte des enfants et des gardiens et des gardiennes de l’Etat, question que nous verrons bientôt.

Rappelons pour clore ce chapitre, qu’il est du devoir du philosophe, non pas seulement de traquer les sophismes, mais aussi et surtout d’éduquer les hommes, de dire aux autres, en particulier aux jeunes, ce qu’est, en réalité, l’homme : non pas d’après ses appétits naturels, mais dans son fond, dans son essence même. Le philosophe est en fait éducateur. Platon, après Socrate, a été l’éducateur de la Grèce, et duquel par suite nous avons à nous demander s’il peut être encore notre éducateur à nous, à l’homme absolument.

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[1] Jean-François Mattéi, L’Etranger et le Simulacre (Essai sur la Fondation de l’ontologie platonicienne), Paris, P. U. F, 1983, p.40.

[2] A partir de Hegel, ce dicton est compris autrement qu’il ne l’était par la tradition platonicienne, cf.leçons sur l’histoire de la philosophie.

[3] Notons que cette manière de voir est liée à la démocratie grecque en politique dont les sophistes, en général, étaient des fervents adeptes.

[4] Philèbe, 27 e-28a.

[5] V. Goldschmidt, Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970, p. 65.

[6] M. J. Moreau, Platon et la connaissance de l’âme, in Actes du Congrès de Tours et Poitiers, Paris, Edit. Les Belles lettres, 1954, p. 169. Notons toutefois que la tentative de Moreau est de trouver une certaine subordi nation et non une exclusion entre les idées platoni ciennes sur l’âme dans le Phédon et celle de la Répu blique. Cf. p. 170. Cette même évolution est notée aussi par C. V De Vogel dans son article, Examen critique in Revue de mé taphysique et de morale, 1951 n° 2, p. 258, elle a parlé aussi de l’évolution de la théorie de la connaissance platonicienne entre le Phédon et leThéétète

[7] Charles Mugler, La physique de Platon, Paris, Klinckscieck, 1960, p. 249.

[8] M. J. Humbert, Remarques sur la structure de la phrase de Platon (résumé), in Actes du Congrès de Tours et Poitiers,Paris, Edit. Les Belles lettres, 1954, p. 190. L’auteur donne beaucoup d’exemples pour justi fier son point de vue, Cf. p. 190 et suite.

[9] Le corps et les plaisirs.

[10] V. Goldschmidt Questions platoniciennes, Paris, J. Vrin, 1970, p.29. Remarquons que dans sa thèse de 1947, sur les dialogues de Platon, Goldschmidt a laissé de côté, en étudiant successivement la struc ture des dialogues aporétiques et celle des dialogues achevés, le Timée et les Lois, qui sont des dialogues métaphysiques.

[11] Ces études se sont intéressées non seulement au con tenu telles que celles de L. Robin mais aussi au style, telles que celles du linguiste polo nais Wincenty Lutoslawski(1897).

[12] L. Robin, traduction des œuvres de Platon, T1, avant propos, p. XII.

[13] Adolph Hatzfeld, De la politique dans ses rapports avec la morale (essai sur la République de Platon) Paris, Chez Joubert, 1850, p. 5.

[14] République, 425 e, Lettres VII, 330d, Lois, 719 e.

[15] Lois, 752a.

[16] Si «A. Diès dirait peut-être que c’est là un faux pro blème, en ce sens que Socrate ne pouvait être mis en scène ici, en Crête, pour la pure et simple raison qu’il n’avait jamais consenti à sortir d’Athènes, sauf pour de brèves expéditions militaires. L’argument est imparable. Il n’est pas pour autant suffisant ». An nissa Castel-Bouchouchi, traduction des Lois(ex traits), Paris, Gallimard, 1997, note 29 p. 271.

[17] Les dialogues socratiques s’orientent généralement dans cet esprit, à consulter les titres secondaires de ces dialogues nous constatons qu’ils traitent : du faux (le petit Hippias), du beau (le Grand Hippias), du devoir (le Criton), de l’amour….

[18] Remarquons toutefois que certains interprètes croient que l’Etranger d’Athènes n’est autre que Socrate lui-même.

[19] République, 473 a-b.

[20] Protagoras, 322 a-d.

[21] Lois, 715 d-e.

[22] Ibid. 701 a-b-c.

[23] Hadot (Pierre), Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit. p. 141.

[24] Paul Ricoeur : Etre/essence et substance chez Platon et Aristote, Paris, C. D. U. et Sedes, 1982, p. 109.

[25] C.J. De Vogel, Examen critique…, op. cit. p. 262.

[26] A. Rivaud, traduction du Timée, p. 9.

[27] Philèbe, 20 b.

[28] Lois, 769 d.

[29] Lettres VII, 328 b, 329 c.

[30] Ibid. 326 a-b.

[31] Politique, livre VIII.

[32] Les lamentations de Rousseau à propos de l’ex-bonté naturelle des hommes, et la violence que prêche Marx pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Deux discours chimériques en comparaison avec celui qui croit au changement par l’éducation.

[33] A. Rivaud, traduction Timée, p. 9.

[34] République, 521 c.

[35] J.-F. Mattéi, Platon et le miroir du mythe, op. cit. p. 133.

[36] Il a publié un article, très savant, La chimie dans le Timée in Revue de métaphysique et de morale, 1951, N° 2.

[37] Cf. Le même et l’autre…, op. cit.

[38] De Vogel, Examen critique, article cité, p. 262. Elle se fonde sur un passage des Lois, (669 d-e) pour soute nir ce point de vue.

[39] Paul Ricoeur, Etre/Essence et Substance chez Platon et Aris tote, op. cit. p. 107.

[40] Ibid. p. 108.

[41] Timée, Critias, Philèbe et Lois

[42] Lois, 752a.

[43] Un seul exemple peut nous donner une idée de cet esprit de détails et même de rigueur, dans l’explication du «mécanique de la respiration ». Cf. Timée, 79 b-c.

[44] Cette métaphore est de grand usage dans la littérature philosophique arabe, surtout qu’elle exprime à la fois deux aspects contradictoires, et peut-être antinomiques, du trou :Il est si petit, qu’il ne demande pas, par définition, beaucoup pour être rempli, et d’un autre côté insatiable malgré sa petitesse.

[45] Phèdre, 66 d.

[46] Ibid. 66 d.

[47] Remarquons toutefois que cette expression «le monde des idées » est refusée par certains, par exemple J.-F. Mattéi, parce que les idées ne font pas monde.

[48] Lois, 959 a-b.

[49] Timée, à partir de 45 d.

[50] Lois, 963 a-b.

[51] Philèbe, 39 a.

[52] Ibid. 39 b.

[53] Lois, 961 d.

[54] Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe (de l’âge d’or à l’Atlantide), Paris, P.U.F., 1996, p. 128.

[55] Ibid. p. 127.

[56] Timée, à partir de 73b.

[57] Luc Brisson, Le même et l’autre dans la struc ture ontologique du Timée de Platon : (un commentaire systé matique du Timée de Pla ton), Paris, Klinckscieck, 1974, p. 420.

[58] Lois, 942 e.

[59] Timée, 44 a, 45 a.

[60] Ibid. 45a.

[61] Ibid. 45a et 46a

[62] E. Chambry, traduction du Timée, note 112.

[63] Timée 45 a et 46 b.

[64] Ibid. 47 b

[65] Lois, 728 d

[66] Ibid. 873 c.

[67] Ibid. 728 d-e.

[68] Gorgias, 492 a.

[69] Phédon, 67 c-e.

[70] Ibid. 64 a.

[71] Timée, 87 c-89 a, ainsi que la République (408 e), qui parle de l’importance de l’équilibre et l’harmonie entre le corps et l’âme.

[72] Lois, 733 a-b.

[73] Ibid. 825 d-e.

[74] Ibid. 841 a.

[75] Ibid. 841 a.

[76] Ibid. 728 d.

[77] Phèdre, 816 b.

[78] Rappelons, d’une part, que là est l’une des fins du jeûne pour l’Islam, et d’une autre, que la psychanalyse y reconnaît le rôle de la fatigue du corps dans la sublimation.

[79] Lois, 743 d.

[80] Ibid. 789 d.

[81] Ibid. 728d.

[82] Banquet, 200 a-e. Rappelons toutefois que cette idée ou du moins sa formulation est reprise, entre autres, par Spinoza et Schopenhauer. Ce dernier, par exemple, voit que L’homme est désir et que le désir est manque. Et c’est ce qui fait, pour lui, que toute vie est souffrance : « vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur… », (Le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 57).

[83] Cf. Lois, 732 e.

[84] Janine Chanteur, Platon, le désir et la Cité, Paris, Editions Sirey, 1980, p. 1.

[85] Lois, 803 c.

[86] Philèbe, 45 e.

[87] Danielle Montet, Les traits de l’être : essai sur l’ontologie platonicienne, Grenoble, Millon, 1990, p. 63.

[88] Lois, 733 e.

[89] Ibid. 837 a.

[90] Ibid. 835 c.

[91] Ibid. 838 e.

[92] Ibid. 836 e.

[93] Ibid. 839 a.

[94] Danielle Montet, Les traits de l’être : essai sur l’ontologie platonicienne, Grenoble, op. cit. p. 62.

[95] Platon reparle de son point de vue sur la sexualité en 838e et 839a, où il reparle aussi de l’inceste qu’il a déjà évoqué en 837a-b-c-d.

[96] Lois, 720e-721a.

[97] Ibid. 721c.

[98] Ibid. 721 b et 721 d.

[99] Cette métaphore est assez présente dans la littérature arabe, chez Ibn El Moukafaâ par exemple, qui parle des deux moitiés d’un ballon qui s’assemblent grâce à l’amour.

[100] Banquet, 206 c, 207 a.

[101] Nous prenons ici l’épicurisme au sens courant (une certaine confusion depuis l’antiquité romaine) et non tel qu’il est professé par Lucrèce.

[102] Lois, 727c.

[103] Bien que l’homosexualité soit, à ce qu’on dit, pratique répandue à cette époque, Platon s’est opposé à cette pratique pour de multiples raisons qu’il évoque dans la République et, plus tard, dans les Lois.

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